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J'étais déterminée à passer de l'autre côté du placard, à naître à nouveau, à prendre une revanche sur ce monde qui me noyait de sa noirceur. Moi, Aeden, du haut de mes huit ans, j'allais disparaître de cette vie.

 

J'enjambai les soixante centimètres restants de la planche que j'avais cassée. Je cherchai le sol de mon petit pied nu, faisant aller ma jambe d'avant en arrière tout en l'étirant. Je réalisai alors que le sol que je m'obstinais à trouver se situait quelques mètres plus bas. Ce petit désagrément ne m'arrêta pas. Rien ne me retenait plus de l'autre côté. L'idée de sauter me vint sans longues réflexions, peu m’importait la souffrance probable de l'atterrissage.

 

J'étais prête. Les battements de mon coeur résonnaient, faisaient trembler tout mon corps à leur rythme. J'avais le sentiment qu'il allait s'arracher et s'envoler. Fort heureusement, la prison que formaient mes côtes le retenait en moi. Je priai qu'elles puissent m'éviter de devenir une sans-coeur à l’image de mon géniteur.

 

Je pris appui sur mes mains, soulevant légèrement mes fesses. Dans ma tête résonnèrent trois chiffres :un, deux, trois. Mon élan minable me propulsa d'un coup vers l'avant. Ma chute fut rapide. J'eus toutefois l'impression de planer une fraction de seconde. Ce qui fit s’envoler l'insecte affreux qui avait rongé mon ventre et mes intestins depuis mes huit ans.

La venue au sol fut un peu plus brutale, si bien que je dus me rattraper sur mes mains. Ma douleur fut insupportable lorsque je me souvins de la déchirure que je m'étais faite quelques minutes auparavant. J'eus même l'impression qu'elle s'était ouverte de quelques millimètres de plus. J'avais les larmes aux yeux, la sensation d'avoir atterri sur la braise. Je déchirai donc un morceau de ma robe aux couleurs pourpre et noire et serrai de toutes mes forces cette blessure affreuse. La douleur resta présente, mais moins vive.

 

Quand les lancements s'atténuèrent vraiment, je décidai d'explorer l'endroit que je venais de découvrir. Je me relevai sur mes laides petites jambes et commençai à discerner avec des yeux pétillants la grande pièce dans laquelle je me trouvais.

 

Mon père avait toujours aimé les couleurs claires et froides, c'est pourquoi la maison dans laquelle j'avais vécu dévoilait des murs blancs et gris. Quelle ne fut pas ma surprise de constater que dans cette demeure que je découvrais, tout était de différents bleus ou violets.

 

Puisque les seuls changements étaient la couleur des murs et la forme des portes, je n'avais aucune difficulté à me repérer dans ce lieu et n'eus pas de mal à avancer, sachant incontestablement où j'allais. Je commençai à trottiner jusqu'à ma chambre. J'eus ce premier réflexe, car il s’agissait d’un endroit dans lequel je m'étais réfugiée pendant huit ans. Une pièce dont les murs avaient absorbé tous mes chagrins, laissant planer un silence lourd et une tristesse oppressante.

 

J'avançai donc, sûre de moi, traversant ces couloirs que j'avais l'impression de connaître. Puis, comme un murmure, un vent léger, j'entendis des pleurs. Ma première idée fut que je me souvenais de manière trop intense de toutes ces soirées interminables. Celles où je pensais qu'à force d’évacuer ces perles salées, il ne me resterait plus une goutte à extérioriser.

 

À mesure que je marchais dans ces allées violettes, les pleures s'intensifiaient. Je me rendis alors compte que ceux-ci venaient de ma chambre. Même en ce lieu, une Aeden passait ses heures de chagrin dans une chambre qui avait l'allure d'une prison de conscience. La première chose qui me traversa la tête à la suite de cette pensée, c'est que j'espérais qu'il n'y avait pas un autre mec sans coeur et d'autres putes. Ça aurait été le comble, une spirale sans fin, un cercle plus que vicieux.

 

J'ouvris la porte, persuadée de trouver mon double. J'avais à moitié tort. Mais surtout,à moitié raison. Il y avait bien un petit être dans cette chambre, mais il ne s’agissait pas de moi.

 

Elle devait avoir cinq ans et avait pour seul vêtement une peau d'une blancheur cadavérique, ce qui lui donnait un aspect frêle. Je distinguai des yeux noirs où l'on aurait pu déceler des parcelles d'éternité et de néant. Ses pleurs s'arrêtèrent lorsqu'elle me vit, debout devant elle, aussi surprise qu'elle l'était. Sa bouche était à peine ouverte, mais je pus entrevoir de petites dents pointues. La première chose que je pensai d'elle c’est qu’elle ne pouvait être humaine. Elle inspirait cette émotion étrange : la peur.

 

Je voulus m'approcher d'elle, mais lorsque je fis un pas, elle recula violemment. Elle me pointa alors du doigt, criant avec force des mots incompréhensibles. En l’observant davantage, je remarquai qu’elle avait plutôt l'air persuadée de voir quelque chose. Machinalement, je me retournai, essayant de distinguer une ombre, un objet, quelque chose qui aurait pu tétaniser cet être.

 

Il n'y avait rien, je l'ai crue folle. Ce qui aurait été possible, puisqu'elle avait dû vivre là depuis au moins cinq ans, sans contact humain. Ce n'est que plus tard que je compris que ce jour-là, nous étions trois.

 

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